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Pathos & Thanatos

Le_Septieme_Sceau

La pitié compulsive, la pitié montée sur ressort, qui se brade au tout venant, est un moyen commode de s’acheter à peu de frais une bonne conscience. À regarder les éditoriaux et les unes quotidiennes qu’on fait sur ce sentiment-là, on est tenté de croire que de nos jours, elle est un commerce des plus lucratif. C’est la sempiternelle injonction, et qui revient comme un refrain bien niais, un refrain pop : « Indignez-vous ! » C’est la petite musique suave qu’on se plait à chanter à tue-tête, en troupeaux autonomes.

On s’offusque beaucoup, on s’apitoie en meutes, on s’insurge en slogans. Parfois l’on pétitionne un peu, aussi. De commisérations en commisérations on se redore l’égo en lacrimosa publiques : « On a honte de… » – manière de montrer que nous, on est moral. Et la « pitié pour tous » devient un narcissisme qui ne dit pas son nom. (On est toujours prompts à s’assembler en ligues il est vrai, pour défendre à travers une cause qu’on croit forcément légitime, l’estime qu’on a de soi, mais passons.)

L’on aurait pourtant tout intérêt à être sceptique face à ce sentiment qui appelle souvent à une espèce de soumission de l’entendement – comme on baisserait sa garde –, soumission qui voudrait qu’on s’arrête soudainement de penser pour seulement compatir. « C’est de nos vertus que nous sommes le mieux punis », affirmait Nietzsche, et la pitié est une de ces vertus dangereuses dont les communicants de l’ikéa-monde font un business. Devenue un objet politique qu’on s’approprie et se réapproprie à l’envie, elle mérite au moins la suspicion chaque fois qu’on la voit servie comme une pièce montée sur un plateau d’argent (et l’on sait en effet que les politiciens en font un festin d’apparitions, qui leur permettent de plastronner assez piteusement dans le sentimentalisme).

On est en droit de tenir la pitié pour une vertu, un sentiment respectable, comme on est en droit de l’interroger lorsqu’elle devient l’enjeu de toutes les manipulations. Et c’est à ce moment précis qu’il faut s’éloigner d’elle sans l’oublier, la tenir à distance, la considérer. Tout porte à croire aujourd’hui que la pitié dangereuse n’est plus seulement cet instinct diffus émanant d’un christianisme dégradé, mais qu’elle est bien devenue une savante ingénierie sociale basée sur l’émotion, un véritable dressage au pathos.

Chacun sait que sous l’emprise d’une vive émotion la raison se voit diminuée, tout comme une rationalité exacerbée paralyse la connaissance qu’on a de sa vie intérieure. Vouloir diminuer chez les individus cette faculté de penser rationnellement est donc une guerre qui se gagne aisément sur le terrain du pathos. C’est là qu’on nous emmène il me semble de plus en plus.

La diversion est un art subtil, souvent payant, une stratégie redoutée dans tout conflit armé. En politique on parle plus poliment de « déplacer le débat » (ou de le recentrer, terme plus positif sans doute) – mais c’est toujours pour éviter de parler du fond du problème – et dans ces instants l’appel aux bons sentiments (ou aux « valeurs de la République », ou à la dignité humaine, c’est selon) est un leurre. L’enfer est pavé de bonnes intentions, et la politique ne relève pas essentiellement (c’est malheureux mais c’est ainsi) du domaine de la morale.

La morale qu’on invoque à tout va est un poison pour la pensée. À toujours partir du sentiment subjectif, de la sensibilité (à fleur de peau ici-bas), de l’émotivité pure, du ressentiment ou de la culpabilité, on freine l’analyse objective des faits – et même on la tue, et même on en meurt à petit feu. Et c’est là justement le but inavoué de ces avalanches continuelles de plaidoiries en faveur de l’oppressé, du miséreux, de la victime : on ne veut plus nous voir penser. On veut nous voir pleurer, pleurer à larmes chaudes ou bien de crocodile – car c’est dans cet état qu’on nous aura dociles et sages, au creux de la main, serviables, enfin muets, sans opinion, à court d’arguments devant l’horreur des « heures les plus sombres de notre histoire », etc., auxquelles on revient sans cesse d’ailleurs pour interdire jusqu’au simple doute, au questionnement, à la réflexion, à la volonté de comprendre quelque événement que ce soit. On veut rendre inaudible tout raisonnement en lui opposant constamment le larmoyant. Et derrière cet automatisme de moraline, cette façade de bienséance pavlovienne, très bon marché, se cache une tyrannie : celle d’imposer par le pathos le plus hypocrite un assentiment obligatoire, car paré des plus beaux sentiments. Ce n’est qu’un pur chantage à l’émotion qui passe pour une conquête humanitaire, déclinable à foison, et à géométrie variable (mais c’est un autre sujet). Bref : « Ayez pitié, et taisez-vous. »

Enfin pour terminer, reprenons Nietzsche, et comprenne qui voudra : « Il y a aujourd’hui presque partout en Europe une sensibilité, une susceptibilité maladives à la douleur, une répugnante incontinence dans la plainte, une douilletterie qui cherche à se grimer en quelque chose de mieux, à l’aide de quelques colifichets philosophiques et d’un peu de religion, il y a une véritable religion de la souffrance. »

Nietzsche, Par delà le bien et le mal, 1886.

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